-Écoute, Espérance. Si tu tiens vraiment à savoir, je peux t’en dire plus. Réflexion faite, je pense que ça ne me fera pas forcément de mal. Mais je préfère te prévenir : ça va te paraître absolument fou. Et il faudra absolument que tu gardes ça pour toi, car je ne sais pas encore exactement ce que risquent les gens qui sont dans la confidence.

Ah... D'accord... Espérance ne s'attendait absolument pas à ça. Et encore, elle n'avait le droit qu'à une mise en bouche sans la moindre idée de ce qui l'attendait exactement. Que Warwick cherche à se compromettre dans quelque chose d'éventuellement dangereux, elle l'avait envisagé, c'est vrai, mais... Là, ça avait l'air de dépasser clairement tout ce qu'elle avait appréhendé... Et elle se demandait si au terme des confidences de son ami, si ce dernier allait jusqu'au bout de ces dernières, elle n'exigerait pas de lui qu'il retourne dans l'armée, plutôt, et qu'il s'engage dans elle ne savait quelle guerre qui tout à coup lui paraîtrait moins dangereuse.

Quelque chose de fou, elle l'assimilait forcément à quelque chose de dangereux voire de suicidaires, et le fait qu'il tienne absolument à ce qu'elle se taise n'aidait pas non plus. Les hypothèses les plus folles couraient dans son cerveau, et aucune n'était pourtant à la hauteur de ce que Warwick pouvait avoir à lui confier. Est-ce qu'il allait devenir agent secret à la solde du gouvernement britannique ? Oui, ça avait l'air fou, mais lui-même lui disait que c'était fou.

"Je ne sais pas, Warwick... si c'est aussi dangereux que ce que tu sembles suggérer, je préférerais que tu arrêtes ça... quoi que ce soit... avant que ça ait commencé." Mais évidemment qu'elle avait envie d'en savoir plus. Après des mots pareils, il lui était impossible de faire comme si de rien n'était et de ne pas tout simplement chercher à en apprendre davantage. "Est-ce que si tu m'en parles... tu penses que ça peut avoir de répercussions sur maman ?"

Elle ne voulait pas être mêlée, même de loin, même à distance, de quelque chose qui pourrait avoir des retombées terribles sur sa mère. Elle ne vivait presque que dans l'optique de la protéger, elle n'avait pas le droit de faillir à cette tâche.

-Je ne peux pas vraiment te donner de garantie, Espérance. Le plus sûr serait encore que je ne dise rien. Mais si tu n’en parles à personne, il n’y a pas de raison qu’on remonte jusqu’à toi…

Mais dans quoi est-ce que Warwick était allé se fourrer ? Plus il lui en racontait, plus Espérance se sentait inquiète... Ce n'était pas comme s'il n'était pas un habitué du danger. Il avait dû frôler la mort plus de fois qu'il n'était nécessaire de le rappeler, mais là... elle sentait, imperceptiblement, qu'il s'était mêlé à quelque chose de plus grand, d'autrement plus dangereux que lui, et c'était une chose qu'elle n'appréciait absolument pas de constater.

Il avait beau être à peu près certains que les risques étaient moindres, et que personne ne réussirait à remonter jusqu'à elle, normalement - et donc jusqu'à sa mère, elle restait inquiète. Elle n'était pas tête brûlée, mais elle pouvait accepter d'assumer le danger si les retombées ne concernaient qu'elle. Mais en l'occurrence, ces retombées pouvaient avoir de vastes et dangereuses conséquences sur sa mère... et s'il devait lui arriver quelque chose (de plus) par sa faute, jamais elle ne saurait se le pardonner.

Elle ne savait pas vraiment quoi faire... D'un autre côté, est-ce qu'elle pouvait vraiment décider encore maintenant de ne rien savoir ? De ne rien apprendre ? Warwick était son ami, elle ne voulait pas le voir se jeter dans la gueule du loup sans savoir exactement à quoi il s'exposait.

-Pour être sincère, je crois que ça me rassurerait de t’en parler. Histoire que quelqu’un sache où je vais.

C'était de pire en pire, et Espérance sentait un frisson d'inquiétude la traverser de part en part. Mais elle était dans le même temps absolument convaincue de devoir faire quelque chose. Ce n'était pas en restant aveugle et sourde aux circonstances qu'elle se montrerait digne de la confiance que Warwick était semble-t-il prêt à placer en elle. Elle lui devait ça, elle lui devait clairement ça.

Elle se laissa le temps de quelques secondes de réflexion, consciente que sa décision pouvait avoir des conséquences qu'elle ne maîtrisait pas encore. Et finalement, elle hocha la tête.

"D'accord... c'est d'accord. Explique-moi.", se décida-t-elle donc finalement, toujours inquiète mais déterminée.

-Prépare-toi, ça va être un peu long.

Espérance hocha la tête, sans avoir la moindre idée de ce à quoi elle devait s'attendre. Et pour être long... Ce fut long, en effet, et plus la jeune femme en entendait, plus Espérance demeurait bouche bée.

La jeune femme était incapable de faire le tri dans cette information. A peine avait-il intégré une première révélation que Warwick lui en imposait. Puis une autre. Et encore une autre... Et dans sa tête, les informations s'entrechoquaient, et ne trouvaient pas une place logique. C'est que cette histoire ne faisait vraiment aucun sens, elle avait beau essayer de l'ancrer dans sa vision très logique de l'existence, ça ne marchait pas. Les propos de Warwick se heurtaient à son rationalisme.

Elle avait envie de croire Warwick sur parole mais... Comment croire une chose pareille ? Elle était convaincue que Warwick était bel et bien convaincu de ce qu'il lui apprenait. Pour lui, ce n'était pas une farce. Et elle pensait le connaître assez pour savoir qu'il ne lui ferait jamais ce genre de blague de très mauvais goût. Il y croyait, mais ce n'était pas parce qu'il y croyait que c'était forcément vrai, n'est-ce pas ? Warwick était peut-être plus... atteint par tous les drames qu'il avait vécus, par toutes les horreurs qu'il avait vues, qu'il ne le soupçonnait. Elle restait interdite, incapable de savoir comment réagir.

Elle laissa un long silence, sans doute beaucoup trop long les envelopper. Qu'est-ce qui valait le mieux, en fin de compte ? Que toute cette histoire de taré soit vraie, qu'elle doive remettre en question sa vision même de l'existence ? Ou que Warwick ait totalement sombré dans la folie ? Elle aurait du mal à le dire. Dans un cas comme dans l'autre, le discours de son ami était totalement alarmant, et Espérance n'avait vraiment pas la moindre idée de ce qu'elle devait en penser précisément.

"Je... je sais pas quoi te dire, Warwick, c'est complètement..." Elle essayait de trouver l'adjectif le plus élégant possible, et qui ne donne pas le sentiment à son interlocuteur qu'elle le prenait pour un fou... mais c'était quand même un tout petit peu le cas. "... insensé, tu t'en rends bien compte ?"

En fait, sans preuve, elle doutait fort d'être réellement capable d'y croire.

-Je comprends que ça te paraisse fou… Mais je t’assure que je n’invente rien. D’un autre côté, je ne peux pas t’en vouloir de trouver tout cela étrange…

Non, c'est sûr, il ne pouvait pas lui reprocher de trouver ça étrange. C'était la chose la plus étrange qu'elle ait jamais entendue de toute sa vie, et pourtant, dans le cadre de son travail, elle en avait entendu, des choses étranges (les gens étaient prêts à inventer n'importe quoi pour arnaquer les compagnies d'assurance, c'en était bien souvent on ne peut plus ridicule). C'était... compliqué.

Parce qu'elle croyait totalement dans la sincérité, dans la bonne foi de Warwick, et en même temps, elle ne réussissait pas à croire dans son discours... Elle s'en voulait, parce qu'elle se doutait qu'il lui avait fallu du courage pour se confier sur un sujet qui pouvait si aisément le faire passer pour fou.

Mais c'était dans sa nature d'être relativement sceptique. De manière générale, elle avait surtout besoin de digérer l'information, et cela lui prendrait certainement bien plus de quelques minutes.

"Je sais pas du tout quoi te dire, Warwick... Je crois que j'ai besoin d'un peu de temps pour... intégrer tout ce que tu viens de me dire." Elle marqua une légère pause. "Je suppose que tu n'as pas de preuve à me donner, pas vrai ?"

Elle espérait ne pas lui donner le sentiment d'être trop brusque, mais en même temps, elle pensait qu'il était capable de se mettre à sa place. Après tout, Warwick était normalement un homme sensé et raisonnable. Elle ne pouvait pas exclure la possibilité que la guerre lui ait grillé quelques neurones (ça...), mais elle pensait qu'il saurait que vouloir des preuves n'était pas une marque de non-respect, bien au contraire.

C'était une manière d'essayer d'accorder du crédit à un discours qu'elle aurait sans doute rejeté d'entrée de jeu si elle avait eu affaire à quelqu'un en qui elle n'avait pas naturellement confiance et à qui elle avait envie, par la force des choses, de laisser le bénéfice du doute. Qui sait ce qu'elle en retirerait, peut-être pas grand chose ou bien plus qu'elle ne pouvait en tolérer, mais dans tous les cas, elle avait besoin d'être convaincue.

Sans surpris, Warwick n'avait aucune preuve pour appuyer son propos. En même temps, une preuve trop évidente l'aurait peut-être encore moins convaincue. Qu'est-ce qu'il aurait pu faire, en même temps ? Sortir un lapin d'un chapeau haut-de-forme ? lui demander de tirer une carte ?

Non, il allait lui falloir processer toute cette situation, sans pouvoir se fier à rien d'autre qu'à sa parole, une parole qu'elle a toujours cru aveuglément, sans jamais la remettre en question, même une seule seconde.

-Je comprends que tu aies besoin de temps pour réfléchir à tout ça.

En effet, elle avait besoin de temps... Même si elle ne savait pas réellement combien de temps était nécessaire pour intégrer ce genre d'information, pour lui donner de la teneur, de la substance. Elle avait besoin de temps, mais peut-être que tout le temps du monde ne suffirait pas du tout. Elle n'en savait rien... Il était trop tôt pour réagir à chaud à toute cette situation dans tous les cas, ça c'était une chose réellement évidente.

-Je ferais mieux de partir, il commence à être tard de toute façon, et ça te permettra de réfléchir à tout ça tranquillement.

C'était sans doute le mieux, en effet. D'accord, Espérance aurait bien voulu qu'il parle un peu à sa mère, mais il pourrait tout à fait le faire à un autre moment. Dans ces circonstances trop particulières, ce n'était de toute façon pas le moment, pas le moment du tout;

Et c'est vrai qu'il était tard, et c'est vrai qu'elle avait besoin de réfléchir à tout ça, même si elle ne savait pas réellement où trouver de la place dans son esprit si rationnel pour une information qui elle l'était si peu.

Elle hocha donc la tête, pas sûre de vouloir vraiment qu'il s'en aille, mais consciente malgré tout du fait que c'était ce qui valait le mieux. Essayer de discuter de cette situation ne mènerait vraiment nulle part dans ces circonstances. Mieux valait qu'ils s'en aillent et qu'ils en reparlent plus tard à tête reposée, oui. Comme ça, ça laisserait le temps à Espérance de faire ses propres recherches, de réfléchir à tout ça.

"D'accord... Mais on se revoit bientôt, hein ?"

Ce n'est pas parce que cette histoire la dépassait qu'elle comptait renoncer à leur amitié.

-Évidemment. Je reviendrai voir comment tu vas et présenter mes respects à ta mère.

La pensée qu’il vienne les revoir tout de même, qu’il accepte malgré tout de venir voir sa mère et parler un peu avec elle rassurait un peu Espérance, même si elle ne pouvait pas prétendre transpirer la sérénité à l’heure actuelle. C’était même tout l’inverse.

Elle était envahie de doutes et d’incertitudes, et elle n’avait pas la moindre idée du temps qu’il lui faudrait pour réussir finalement à faire la part des choses ni de ce que cela impliquerait éventuellement (ou non) pour son ami. Elle savait simplement qu’ils ne devaient pas en rester là, peu importe la manière dont elle choisissait d’appréhender cette foule d’informations qui venaient contrarier ses convictions jusqu’alors profondes, pourtant, et qu’elle ne se serait jamais imaginée remettre en question, peu importe le prétexte.

Laisser le temps faire son effet n’était pas toujours la bonne solution, d’autant qu’il pouvait parfois être sacrément traître, et compter après lui sans rien bousculer pouvait être une erreur, Espérance l’avant déjà constaté. Mais là, elle ne voyait pas quoi faire de mieux. Elle appréciait que Warwick se soit confié à elle, même si elle ne savait trop que faire de tout ce qu’elle découvrait, mais maintenant, c’était à elle de mettre de l’ordre dans ces révélations et de décider de quoi en faire.

Sans négliger pour autant ce que devaient continuer d’être ses priorités, autrement dit sa mère avant tout, qu’elle se devait de protéger de toute menace, qu’elles soient éventuellement imaginaires ou bien, à l’inverse, beaucoup, beaucoup trop concrètes en fin de compte.

« A bientôt, dans ce cas », répondit-elle alors en l’accompagnant jusqu’à la sortie, un sourire hésitant aux lèvres, incertaine quant à ce qu’il allait advenir de Warwick une fois qu’il aurait dépassé le seuil de son appartement, incapable de se faire une idée de ce qu’il déciderait de faire, et de savoir s’il s’engageait dans une démarche par trop d’aspects suicidaire. « Prends soin de toi. »

Ce n’étaient pas des mots qu’elle prononçait à la légère, et c’était ce qu’elle pouvait lui conseiller de plus concret. De prendre soin de lui, de s’assurer que rien de mal ne lui arrive. Même si tous les chemins sur lesquels Warwick choisissait toujours de s’engager n’étaient jamais ceux de la prudence. Chose quelque part admirable… mais quelque peu inquiétante par la même occasion.